Un autre soi-même …

Découvrez un nouvel extrait du manuscrit de Danièle Hermann intitulé « Les mots de Danièle ». Cet instant où Danièle Hermann, qui rêvait d’être un jeune fille comme les autres, expérimente les souffrances intolérables de sa maladie cardiaque avant son opération à coeur ouvert par le Professeur Carpentier. Un extrait douloureux et combattif porté par une écriture d’inspiration « Durassienne ». Une écriture qui vient de l’âme. Danièle Hermann s’est éteinte le 7 novembre 2014, nous pensons beaucoup à elle.


« Enfin je rentrais chez moi.

Je me tenais à peine sur mes jambes.

Depuis plus d’un mois, je ne m’étais pas vue dans une glace, sinon dans un miroir à main. Brutale rencontre. Tu te voulais maigre…

Saillies, saillants, creux, curves, caves, plats, sous la chair étirée au maximum. Sac de peau estampillé d’hématomes bleutés.

Dans ce sac, juste ce sac, ma vie.

Même si souvent elle paraissait se diluer. Il me fallait le savoir, elle n’était que là.

Sang et pensées dedans. Vécu et à vivre.

Je me regardais, visage pâle, blême, yeux enfoncés, joues creusées, cheveux enchignonnés depuis plus d’un mois avec les mêmes épingles. Méconnaissable. Qui était-ce celle-là dans la glace ? Une étrangère. Un fantôme.

Mais est-ce que je me regardais vraiment, est-ce que je me voyais ?  Il me semblait que j’étais ailleurs. Toujours dans le même appartement. Mais partie ailleurs.

Là, je fis connaissance avec une autre moi-même : corps charrette à tirer, corps de plomb, corps qui en fait des tonnes pour la moindre action, corps qui allait apprendre à vivre avec une grande économie de moyens, corps qui allait s’aider comme il pouvait, pour faire ce qu’il avait à faire. Il lui faudra pour cela doubler les heures, les allonger à n’en plus pouvoir. Les heures ne seront plus rien. Plus rien.

Là, je fis vraiment connaissance avec un corps-roi, un corps dictateur, un corps tyrannique, un corps qui décide de tout, un corps qui pouvait me soumettre. Et je me soumettais. Moi, l’âme, l’esprit, la pensée… Moi je… Je lui obéissais. Je n’étais que servilité, asservissement. Et si souvent, la tentation de me rebeller me venait, mes mutineries n’allaient pas très loin. Combattues, condamnées, réprimées, elles l’étaient aussitôt. Et je m’inféodais à ce corps-despote.  À ce corps-loi.

Là, je fis connaissance avec la détresse, l’épuisement, la difficulté à être…

Là, je fis connaissance avec un temps inconnu, un temps qui s’étire, qui n’en finit pas de s’étirer, de ne plus compter. Un temps marginal, paresseux, inconnu. Je me glissais lentement dans un temps las, essoufflé. Un temps absent de lui-même. Je me glissais dans la dimension d’un espace différent où tout se ralentit, se réinvente. À cet âge de ma jeunesse, je faisais l’expérience de ma vieillesse. À cet âge de l’agitation, de l’agilité, je faisais l’expérience de l’immobilisme, de l’apathie.

J’étais passée dans une vie  parallèle.

J’étais déshabitée. »

Danièle Hermann, copyright tous droits réservés.