Mon corps me ramena à la réalité de son existence …

Nous vous invitons à découvrir un nouvel extrait du manuscrit de Danièle Hermann, « Les mots de Danièle ». Dans cet extrait porté par une langue poétique, elle évoque son amitié avec Maître Michèle Cahen, devenue en 2015 la Vice-Présidente de la Fondation Recherche Cardio-Vasculaire suite à son décès, mais aussi les retrouvailles inévitables qu’elle vécut avec son propre corps. Ce corps malmené par la maladie cardio-vasculaire dont elle ne put occulter l’existence. Ce corps douloureux, fort et imparfait qui l’enracinait dans le réel. 

« Dans l’après-midi, je rejoignais parfois Michèle dans notre café rue Soufflot, quand elle sortait de ses cours de droit. Elle ignorait ce que je faisais. Je ne parle guère de moi. À elle, l’amie si proche, comme à tous mes amis, comme à ma famille. Je n’aurais pas su quoi dire, ni comment le dire. Je n’aurais pas eu les mots pour m’exprimer, m’expliquer. Il y avait la timidité, le goût du secret. Et plus encore, la difficulté de révéler au grand jour ce qui était devenu mon moteur, un sens à ma vie. La difficulté de sortir au dehors ce qui était enfoui au dedans.

Je me savais être expansive uniquement pour ce qui ne m’était pas intime ou ce qui ne concernait pas, cet abîme émotionnel que toujours je trimbalais. Il me semblait que me mettre en lumière, avancer plus avant en moi, m’oublier, me laisser aller dans les paroles et la confidence, m’aurait mise dans le risque de la critique. D’un verdict impitoyable. Ma bouche était cousue. Ma langue était nouée.

Cette part de dissimulation et de peur était immense. Comme une frontière qu’il m’était impossible de franchir. Accrochée que j’étais à mes émotions et à mes pensées. Verrouillée

Et puis, tout bascula.

De façon violente je fus éjectée de ces livres, de cette quête passionnante. De cette recherche studieuse, où je m’étais réfugiée. De ces heures de méditation assise en tailleur sur la moquette de ma chambre. Des heures tranquilles, que je prenais pour le nirvana. Grande sage devenue. J’y croyais presque. J’entrevoyais de passer mon existence entière dans un ashram, au fin fond de l’Inde.

Mon corps me sortit de mes illusions, de mon imaginaire. Non sans brutalité, il se manifesta et me ramena à lui. C’est-à-dire à la réalité de son existence, à la réalité de son quotidien, à ce que j’exécrais. Avec une première congestion pulmonaire, je me soumis à lui. Et je fulminais d’être son obligée. D’avoir à demeurer là, sur mon lit, brûlante de fièvre, prisonnière de ce geôlier.

Je me détestais d’avoir ainsi, malgré moi, été expulsée de cette vie que je m’étais faite, avec un emploi du temps programmé qui me convenait si bien, où je me sentais tellement en harmonie. Exister complètement dans mes pensées, perdue. Lieu du refuge. Et du refus.

Cette possibilité d’être là, juste là, où le « je » sévissait. Assise à mon bureau, devant mes livres, portes et fenêtres fermées. Exister là où mon petit « moi », ce minuscule bonhomme intérieur se manifestait, allait et venait à son aise, sans autre préoccupation toute la journée.

Être ainsi travaillée du dedans, autant que je le souhaitais. J’étais chez moi, tapie dans cet espace de ma tête où il fait si bon vivre : Rêver, refaire le monde, mener ma révolution à ma convenance.

A peine remise, à peine sur pied, j’eus une seconde congestion pulmonaire encore plus intempestive. Et tout fut balayé d’un coup, dans la fièvre, dans l’agitation de mes organes, dans une énergie dont l’absence laisse derrière elle un corps pantelant, loqueteux, n’ayant plus la force d’entretenir des pensées. Un corps vide.

Je sortis de ses jours, nettoyée. »

Danièle Hermann, Copyright tous droits réservés.