Le sel de la vie …

Découvrez un nouvel extrait du manuscrit « Les mots de Danièle ». Dans cet extrait 100% émotion Danièle Hermann revient sur la nutrition et notamment sur les contraintes du régime sans sel inhérent à sa maladie cardio-vasculaire. A l’aide de sa langue fougueuse et poétique elle nous explique comment grâce à sa détermination et à sa curiosité pour les épices et les saveurs du monde elle est parvenue à s’alimenter autrement et à exclure de son alimentation ce sel omniprésent.

« Soudain, je pris conscience que le sel était partout. Le sel enveloppait tout de sa sapidité. Le sel comme une déferlante, comme une obsession, en kilo, en tonnes. Dans tous les mets, dans les gâteaux et même parfois dans le chocolat. Partout. Il me semblait que le monde, la planète toute entière n’était que du sel. Les hommes avaient saupoudré la terre de sel. Les hommes et leur industrie. Leur industrieuse et récente cuisine  agroalimentaire. Le sel, comme le sel de la gabelle, avait toujours été l’équivalent de l’argent. Il l’était plus que jamais. Le sel de l’argent.

Mais là, dans ces jours-là, comment empêcher l’émotion de monter en moi, de me nouer la gorge. Je ne pouvais empêcher des larmes d’embuer mes yeux, quand je voyais des plats succulents atterrir dans les assiettes de mes voisins, alors qu’invariablement arrivaient dans la mienne une viande ou un poisson grillé, une salade sans assaisonnement ou plus rarement des pommes de terre frites sans ajouts de sel.

Pendant de longs mois, je suivis malgré moi le plus efficace des régimes amaigrissants.        

       

Le sel me poursuivait partout, me défiait, m’accablait. J’étais dans une geôle, j’étais en tôle, prison aux barreaux de sel.

Je m’en évadais souvent. Mais ces cavales me coûtèrent trop cher.

Mon cardiologue finit par me prendre entre quatre yeux, il me dit  qu’il ne répondait plus de rien, si scrupuleusement je n’observais pas ce régime. Régime strictement sans sel. Sans sel et sans saveur.

Ah! Les régimes. Tous les régimes. Régime impérialiste, régime sans sucre, régime totalitaire, régime sans graisse, régime colonialiste, régime de famille, régime de famine…

Ainsi, comme pour tous les régimes, ce n’était pas seulement le sel qui m’était retiré, mais un choix. Une manière légère et insouciante de vivre Une liberté. J’étais cernée, entravée. Il me fallait tout prévoir, tout contrôler. Au-delà de l’usage de la salière, au-delà de toute sapidité, j’étais atteinte. Un interdit était là. Un quelque chose de pourri dans mon royaume. J’allais désormais osciller entre la frustration du sans sel et la culpabilité du sel. Mangeurs d’âme et de chair fraîche.

Bouché l’horizon. Dans les deux cas, c’était l’insatisfaction.

Dans les deux cas, je me bradais. Comment le tolérer. Cette situation ne pouvait durer. Je ne pouvais m’accepter dans cette situation. Me voir déposer les armes, me voir me lamenter sur moi-même, odieux. L’orgueil, toujours. L’incontournable orgueil.

Je prospectais les boutiques de diététique. Je découvris qu’il existait des produits sans ajout de sel, je les achetai. Puis je me perdis dans les épices. Je les essayai avec plus ou moins de succès et me familiarisai avec leurs couleurs, leur saveur. J’acquis un véritable petit laboratoire. Je collectionnai les livres de cuisine : toute une bibliothèque, où je me gavai de milliers de recettes… Des yeux !

Bientôt je pris des cours de cuisine comme je le pouvais. Je commandais à un élève cuisinier de l’école hôtelière des plats élaborés, qu’il venait exécuter chez moi. Un jour, il m’apporta un foie gras très relevé mais sans sel, dont je me régalai. Tout ce qui touchait à la cuisine ou à la nutrition me passionnait.

Je regrettais que l’on ne m’ait pas enseigné cela à l’école. Bien savoir nourrir ce corps aurait été tellement important. Au lieu de m’encombrer de tant de choses inutiles que j’avais apprises.

Est-ce là que j’ai commencé à me décaler, à aller vers des angles, des points de vue où je n’étais jamais allée ? Est-ce la nécessité, l’urgence ? Est-ce là ?

Déjà à mon habitude, je m’intéressais à toutes les cuisines du monde, à tous les arômes, à tous les savoir-faire. Je les étudiais. Je commençais à mettre au point des recettes de cuisine sans ajout de sel et déjà je pensais les réunir dans un livre.

Cet intérêt pour la cuisine me détournait de mon état cardiaque qui se dégradait à toute allure…

Par le goût, la sapidité de toutes choses, j’étais obsédée. Il me fallait triompher du sel, qui masque, qui cache, qui transforme l’aliment. Il me fallait trouver d’autres assaisonnements, d’autres façons de relever un plat. »
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