La douleur est-elle une défaite ?

Chaque mois, nous publierons un extrait du manuscrit de Danièle Hermann, des « Mots de Danièle ». Un manuscrit qu’elle avait écrit peu avant son décès des suites d’une grave insuffisance cardiaque. Dans cet extrait, elle y aborde la question de la douleur. Une question qu’elle connaissait intimement car Danièle Hermann avait été opérée deux fois à coeur ouvert par le Professeur Alain Carpentier.

« La douleur est-elle une défaite ? Une perte d’identité ? Un échec ? Ne dois-je voir en la douleur du corps, cette douleur que l’on appelle curieusement « physique », que cela, un échec ? Rien qui ne puisse se construire, qui ne puisse s’habiter ?

Pourrait-elle être une source vive ? Un espace qui saurait m’accueillir ? S’ouvrir sur un inaccessible infini ? Ou la douleur est-elle un abîme ? Une porte qui s’entrebâille sur la désespérance ? Un glas ? Une fatalité ? Un « c’est la vie », « c’est ainsi ».

Mais est-ce ainsi ?

A quoi sert la douleur ?  A qui ?

Et d’abord sert-t-elle à quelque chose, peut-elle servir à quelque chose ? Hors ce que les livres de médecine ont pu m’apprendre, c’est-à-dire rien que de très formel, des mots. Rien. Je la comprends mieux comme un langage. Le langage du corps. De moi-même. De ce moi-même inconnu, inconscient. Impénétrable. La parole du corps dite par lui, le corps. La seule façon qu’il a de s’exprimer, de se manifester, de contester. Le dévoilement du corps dans la douleur. Je la comprends mieux pour ce qu’elle est, une émotion.

La douleur, lorsqu’elle est récupérée, ruminée, exploitée par la pensée, devient souffrance. Lorsqu’elle se fait souffrance, je la déteste. Je me déteste. Lorsqu’elle se fait pleurnicheries et plaintes, je la hais. Je me hais.

Pourtant, je sais depuis longtemps qu’elle sert à quelque chose. La douleur. Je veux qu’elle serve à quelque chose. Elle n’est ni une punition, ni une rédemption, je la connais trop bien.Tous les Dieux, unanimement l’ont prise en otage. Mais elle ne sert aucun d’eux. Elle n’est qu’à mon service. Il faut qu’elle soit à mon service. Qu’elle me donne tout ce qu’elle a à donner. Que je lui extirpe tout ce que je soupçonne d’elle. Sa violence. Toute la force, la vitalité, le savoir de cette violence.  Il faut. Depuis si longtemps, je sais qu’il faut. Sinon, j’aurais bradé ma vie. Au rabais, ma vie.

Serai-je au rabais, serai-je jamais au rabais ?

Entre elle et moi, c’est un défi, une bataille de tous les jours, un combat de tous les instants que je ne saurais perdre. Un combat que je ne lui laisserai jamais gagner.

Question d’orgueil !

Comment alors, ne pas donner du sens à la douleur ? Non seulement du sens, mais aussi du crédit. Et sans aller jusqu’à parler de rachat ou d’anoblissement, y trouver là une porte, une voie.

Une porte, une voie ?

La douleur comme un entendement. Mieux, une connaissance. La douleur comme une science, une sagesse ? Peut-être. Comme une intelligence d’un autre âge, qui viendrait de loin, de très loin, qui sait par elle-même sans avoir rien appris, qui sait parce qu’elle est. Lui extirper cela, cette chose, ce ressenti profond, intime. Cette chose qui ne s’enseigne pas, mais qui existe, qui a toujours été là, nichée au fond de ma chair à l’autre bout de moi, dans ce corps de tous les mystères et de tous les silences. »

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